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« Marianne court sur la route de l’Ecarris. Ses pieds la font souffrir, ses poumons la brûlent. Derrière elle gronde la rumeur de la foule à ses trousses. Ils sont une vingtaine, peut-être davantage. Au début, ils étaient plus nombreux mais certains, les gamins les plus jeunes, les vieilles, les mères avec leur bébé, ont fini par battre en retraite. La plupart de ces gens connaissent Marianne, au moins de vue, mais leur acharnement en est décuplé. Elle revoit leurs visages enflammés par la haine. Leurs gueules ouvertes, prêtes à mordre. […] Son pied nu se heurte contre une pierre. Elle ravale un sanglot. Elle ne leur donnera rien. Ni sa fierté ni sa toison. Si elle se demandait pourquoi elle court, elle s’arrêterait sans doute. Elle les laisserait la saisir et la tondre. […] Derrière elle, ils courent toujours. Parmi les insultes, elle distingue : « la noiraude ». Alors, en son for intérieur, s’élève le Cantique des cantiques comme un chant guerrier.

Je suis noire et je suis belle !

Je suis noire et je suis belle.

Maintenant, son pied est vraiment blessé. Elle le sait parce qu’elle a entendu derrière elle un homme glisser avant de jeter des invectives : « La salope, elle saigne ! » Mais elle ne sent plus rien. Elle est anesthésiée par la volonté et la peur. […] Finalement, ils étaient encore nombreux à la talonner. Autant d’hommes que de femmes. Et des enfants. Chez les hommes, Marianne lit une haine nourrie de désir. Chez les femmes, l’envie d’en découdre, la joie de voir son beau visage défiguré, de lui ôter sa parure noire. Quant aux enfants, leur expression témoigne d’une cruauté nue. Le plaisir entier, intact, de blesser, de meurtrir, d’humilier. »

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Elsa Marpeau, Et ils oublieront la colère, Gallimard NRF, 2015

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